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Migrants en détresse mentale : « Dois-je dire que je me suis fait torturer ? »

Xavier Guillemin, psychologue de Médecins Sans Frontières, s’inquiète du manque de prise en charge de la santé mentale des migrants. Les traumatismes accumulés depuis le début de leur exil sont confrontés à un nouveau choc en arrivant en Europe : celui d’une réalité très loin du rêve. 

Aucun magazine people ne trône dans la salle d’attente du Hub humanitaire destiné aux personnes en situation irrégulière et migrants de transit. Sur la table cernée par une douzaine de chaises, des brochures de Fedasil (l’Agence fédérale pour les demandeurs d’asile), un Atlas, un livre de photos sur l’Egypte et un guide du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) sont posés pêle-mêle. Dans les couloirs du Hub, situé dans la gare du Nord, en plein centre de Bruxelles, des bénévoles et traducteurs s’activent. Il est presque 13 heures, une quarantaine de personnes attendent devant la porte. Les consultations vont commencer.

« Aujourd’hui, il y a moins de monde », observe Massoud, un traducteur, en désignant une affiche sur laquelle figurent des pictogrammes. Un pour l’aide juridique, un pour la collecte de vêtements, un pour le traçage familial, un pour l’assistance sociale, un pour les consultations médicales, un pour les consultations psychologiques et un pour la recharge des téléphones. Au total, sept organisations se côtoient dans ce local ouvert début janvier. Ce mardi, les seuls services ouverts sont les consultations médicales et psychologiques et l’aide juridique.

Médecins du Monde, Médecins Sans Frontières, Oxfam, la Croix-Rouge, la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés, le CIRÉ et son pendant flamand, Vluchtelingen Werk travaillent ensemble au Hub. Freres

Anne accueille chaque personne qui entre dans la salle d’attente. « Comment tu t’appelles ? Tu as quel âge ? Tu viens d’où ? Tu es déjà venu ici ? Tu veux rester en Belgique ou tu es en transit ? Tu sais que tu peux obtenir de l’aide ici ? Ok. Attends ici, le médecin va bientôt te recevoir. » Elle remplit méticuleusement les cases correspondant aux réponses données. La grande majorité des patients vient du Soudan, d’Erythrée et d’Éthiopie. Un seul indique vouloir déposer une demande d’asile. « Oh ! Welcome ! », sourit la jeune femme, presque étonnée par cette réponse. Âgé de 16 ans, il ne sait visiblement pas qu’il doit d’abord prouver à l’État belge qu’il est bel et bien mineur. Un traducteur syrien lui explique que, pour obtenir la protection à laquelle il a droit d’office, il doit effectuer un test osseux. Les yeux rivés sur le sol et la tête emmitouflée dans une capuche bleue bordée de fausse fourrure, il opine du chef. Ses voisins hésitent encore à rester en Belgique. Parfois, pendant longtemps.

La tête entre les mains, un Irakien indique qu’il ne s’est pas encore décidé. Il est en Belgique depuis un an. « On entend souvent : ‘s’ils veulent rester ici, ils n’ont qu’à demander l’asile’. C’est trop facile de dire ça ! Les gens ne se rendent pas compte que cette décision est loin d’être simple à prendre. C’est un choix change leurs 20 prochaines années, voire leur vie ! », martèle Tomas Thiels, chargé du volet santé mentale de Médecins Sans Frontières.

« Pour la plupart des migrants, faire appel à un psy n’est pas quelque chose de normal, c’est pour les tarés. »

Cette ONG a décidé d’organiser des consultations psychologiques en septembre 2017. « MSF est présent sur toute la route migratoire. Il n’y avait pas de raison qu’on ne soit pas à Bruxelles ». Pourquoi en septembre, alors que les migrants errent aux abords de la gare du Nord depuis plusieurs années ? Thomas Thiels l’explique par le contexte de l’époque. « À ce moment-là, le gouvernement s’est montré plus répressif. Le rythme des opérations policières s’est accéléré. Beaucoup en ont souffert. Le besoin était là, il fallait faire quelque chose. Avec les autres organisations, on s’est dit qu’en mettant tous nos services en commun, on aurait un vrai impact. »

La disposition du pôle médical du hub a été pensée en ce sens. À gauche, le bureau de l’infirmière. À droite, le bureau du médecin. Au milieu, celui du psychologue, Xavier. « On ne les a pas mis comme ça par hasard. Pour la plupart des migrants, faire appel à un psy n’est pas quelque chose de normal, c’est pour les tarés. Ça fait peur. Soit, ils voient cela de manière négative, comme si demander de l’aide était une faiblesse. Même en Belgique, c’est encore le cas. Soit, ça ne leur passe tout simplement pas par l’esprit. En Afrique par exemple, on parle au sage ou au vieux. En fait, pour beaucoup, le fait d’être déprimé, de faire des insomnies, des cauchemars, etc. n’est pas lié à leur santé ou leur bien-être », détaille Louisa, coordinatrice de Médecins du Monde.

En quittant la salle d’attente, elle cède le passage à un hommage d’origine africaine, qui avance en claudiquant. Une fois installé, béquilles au sol et pied plâtré surélevé, il déballe tout. La traductrice répète sa mésaventure. « Il dit avoir été tabassé par des policiers. Il a sauté d’un pont pour leur échapper. » Sur le papier estampillé Police qu’il tend à la jeune femme, une autre version des faits est retranscrite. L’homme poursuit son récit dans un arabe énervé et prononce les mots Samusocial et Pointcarré. « Il dort dans la rue depuis six jours. Il a eu des problèmes avec les travailleurs du centre. Il y a eu une dispute, il a commencé à frapper sa tête contre le mur et ils n’ont pas voulu qu’il reste. » Son regard et celui d’Anne se croise. « Il faut qu’il voie Xavier », assure cette dernière.

Une santé à deux vitesses

La santé mentale est un chapitre délaissé de la question migratoire. Un guide destiné aux professionnels a bien été publié en début d’année par le réseau Santé Mentale en Exil mais pour Xavier, seul psychologue de Médecins Sans Frontières travaillant au Hub, la mobilisation est encore trop faible. L’avenir trop incertain des migrants rend le secteur frileux. « Pour des soins de santé mentale, par définition, il faut pouvoir se projeter sur un moyen voire long terme. Or, pour une population aussi volatile, il faut pouvoir envisager le one-shot. Ce n’est souvent pas possible de faire de la psychothérapie avec eux. Résultat : personne ne veut s’engager. Mais il ne faut pas attendre qu’ils deviennent délirants ou se tapent une méga dépression pour bouger. Ce n’est pas parce que le cadre classique de la santé mentale n’est pas réellement adapté à ce genre de population qu’on ne doit rien faire », souligne ce Liégeois. Autre réticente du secteur : travailler avec des traducteurs. « Pour certains psychologues, cette idée est inadmissible tout simplement parce que le duo devient un trio. Ça remettrait en question tous les dogmes existants. »

Pour les migrants de transit, l’accès aux soins de santé reste très difficile. Sans les initiatives du tissu associatif, il serait presque impossible. « Le système étatique n’est pas du tout impliqué. Les migrants n’ont droit aux soins de santé que s’ils demandent l’asile. C’est inacceptable que cet accès soit conditionné par un statut », affirme Tomas Thiels, parlant d’une santé à deux vitesses. Une situation « honteuse », juge Xavier Guillemin. « J’ai endossé ma veste MSF dans plusieurs pays, dont certains étaient à terre. Et d’une certaine manière, c’est plus compliqué de la porter ici. Quand on est dans un pays qui doit se reconstruire après une guerre, c’est normal que rien ne soit en place. Mais quand on est ici, en Belgique, en 2018, dans un pays qui fonctionne… Oui, c’est inacceptable de constater que toute une catégorie de personnes n’a toujours pas accès aux soins de santé. D’autant qu’on parle de 700 individus. Ce n’est pas une crise, quoique le gouvernement en dise. »

Les traumatismes auxquels sont confrontés les exilés sont multiples. La situation dans leur pays, la séparation avec leur famille, la perte de tous leurs repères, la traversée du Sahara, celle de la Méditerranée après un séjour en Libye… Mais le traumatisme, c’est aussi l’arrivée en Europe, en terre promise. Quand le rêve est confronté à la réalité. « Tout ça s’accumule et s’aggrave une fois à Bruxelles. Ils avaient une certaine idée de l’Europe. Ils pensaient qu’ils allaient pouvoir respirer. Et ils constatent que ce n’est pas le cas. C’est difficile d’avouer à sa famille, qui fantasme aussi sur l’Europe, qu’on est en fait accueilli par des citoyens, qu’on ne peut pas se débrouiller seul. Être et rester en bas de l’échelle sociale crée une fragilité psychique qui se traduit par des symptômes de troubles dépressifs : pas de plan futur, une tristesse persistante, une honte par rapport aux responsabilités familiales, au fait de dormir dans la rue, de ne pas pouvoir se laver quand on veut. Tout cela est rythmé par l’attente. L’attente de pouvoir passer en Angleterre, l’attente d’un rendez-vous à l’Office des Étrangers… Et comme on attend, on rumine. On repasse les images du désert du Sahara, de la Libye. On pense à sa famille, aux raisons de son départ. Cela entraîne des flash-backs, des cauchemars, des reviviscences. Par exemple, lors d’une bousculade, certains entendent immédiatement des coups de feu. D’autres vont sentir des odeurs de poudre, de cadavre, de la mer. »

Les migrants en ont marre de raconter leur histoire

La répétition du récit joue également un rôle crucial dans l’équilibre de leur santé mentale. Premièrement, parce que cela peut faire ressurgir certains épisodes traumatisants. Deuxièmement, parce que c’est tout simplement fatiguant. Sans remettre en doute la bonne volonté des hébergeurs, Xavier met en garde contre certaines questions qui pourraient faire plus de mal que de bien. « Les migrants perçoivent très bien le fait d’être considérés des migrants. Tout simplement parce que la première question qu’on leur pose, c’est d’où ils viennent. Il y en a beaucoup qui en ont marre de répondre, qui en ont marre de raconter leur histoire. Il faut pouvoir faire un exercice d’empathie et se demander combien de fois ils ont dû répéter tout ça. Eux, ils ne vont jamais refuser d’en parler. D’une certaine manière, ils sont redevables des services dont ils bénéficient. Mais parfois, c’est très pénible pour eux. Je ne veux pas blâmer qui que ce soit parce que je sais que ça part d’un bon sentiment mais il vaut peut-être mieux parler de football ou de musique. »

« Une demande d’asile, c’est l’inverse d’un procès, où on est présumé innocent. Les migrants sont présumés menteurs »

Cette situation est d’autant plus complexe pour ceux qui introduisent une demande d’asile et qui sont donc obligés de déballer leur parcours pour obtenir un statut. Le processus d’asile combine deux adutions : une à l’Office des Étrangers pour établir les bases du récit du demandeur d’asile et une au Commissariat Général aux Réfugiés et aux Apatrides (CGRA) pour examiner si ce dernier pourrait bénéficier d’une protection internationale. Les experts du CGRA passent en revue le passé du demandeur d’asile. Par exemple, s’il dit avoir fait des études, l’expert peut lui demander de décrire son université pour prouver qu’il s’y rendait bien. S’il se revendique d’une ethnie, l’expert peut lui poser des questions sur la cuisine locale afin de vérifier qu’elle lui est familière. 

« Durant tout leur parcours, ils sont dans un mode défensif. Même ici. Par exemple, quand ils vont faire des interviews pour leur demande d’asile, ils doivent prouver que… C’est l’inverse d’un procès, où on est présumé innocent. Les migrants sont présumés menteurs. Je pense qu’au CGRA et à l’Office des Étrangers, les agents ne sont pas assez formés sur l’impact psychologique. Des études scientifiques prouvent que des traumatismes peuvent modifier la manière dont on rapporte un récit. On oublie des choses, on les met dans un ordre différent. Qu’est-ce ça donne si on n’est pas formé ? On va dire : ‘Ah mais là, tu n’es pas cohérent. Tu mens.’ Je ne dis pas qu’il faut être psychologue pour faire ce travail mais on ne peut pas se cantonner à une position d’expert qui juge. Quand on vit un traumatisme, on a du mal à se structurer, ce qui peut diminuer grandement leur crédibilité et leur chance d’obtenir l’asile. Il y a aussi le stress de la procédure : ils sont quand même en train de jouer leur avenir. Ça crée de la confusion. ‘Est-ce que je vais dire que je me suis fait torturer en Libye ? Comment je dois le dire ? Est-ce que je vais devoir le prouver ?’», conclut le psychologue, avant d’enfiler sa veste blanche de Médecins Sans Frontières, peut-être un peu dépité par ses propres propos.

Sarah Freres | Publié le 20 mars 2018

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